Le contrôle dans les couples, une « laisse invisible » qui pourrait devenir un crime

RADIO-CANADA / IVANOH DEMERS

Écrit par : Martin Ayotte

Le contrôle coercitif exercé par un partenaire intime pourrait constituer une infraction au Code criminel si Ottawa donne suite au projet de loi privé d'un député et aux recommandations d'un comité des Communes. « Un pas vers la justice » que l'ombudsman fédérale des victimes incite le gouvernement Trudeau à franchir.

Au début de la pandémie de coronavirus, le porte-parole en matière de justice du Nouveau Parti démocratique (NPD), Randall Garrison, a fait une ronde d’appels téléphoniques dans sa circonscription d’Esquimalt—Saanich—Sooke, en Colombie-Britannique.

Dans cette région qui couvre la pointe sud de l’île de Vancouver, la police et les organismes venant en aide aux femmes violentées lui ont rapporté une telle flambée de cas de violence conjugale que le député s'est dit qu’il fallait faire quelque chose.

Selon Statistique Canada, la violence familiale, qui comprend la violence conjugale, représente 25 % des crimes violents déclarés à la police. Selon un mémoire soumis au comité parlementaire, on estime que les taux de violence familiale augmenteront de 30 % en raison de la pandémie, au Canada et ailleurs dans le monde.

En octobre 2020, le député Garrison a déposé à la Chambre des communes le projet de loi privé C-247 qui vise à modifier le Code criminel pour y inscrire la conduite contrôlante ou coercitive. Cette infraction serait passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans.

Par la suite, les choses ont déboulé si vite que le député lui-même s'en est ébahi.

Le 27 avril dernier, le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes a publié un rapport intitulé La pandémie de l’ombre, mettre fin aux comportements coercitifs et contrôlants dans les relations intimes.

À l'unanimité, les membres du Comité – dont Randall Garrison – donnent un an au ministre fédéral de la Justice pour qu’il s’entende, avec ses homologues des provinces et des territoires, sur un amendement au Code criminel s'inspirant du projet de loi C-247 ou d'un projet de loi semblable.

Ils recommandent aussi au gouvernement canadien de reconnaître que le contrôle coercitif entraîne chez celles et ceux qui le subissent de graves préjudices et que rien, dans le droit pénal actuel, ne permet d’en tenir compte.

Le député Garrison affirme avoir reçu du ministre canadien de la Justice, David Lametti, l’assurance que ce dernier ira de l’avant avec ces recommandations.

<<Les comportements répétitifs de contrôle et de coercition ne reçoivent pas d’attention […], la sécurité des victimes est compromise dans certains cas, ce qui ouvre la porte aux situations d’homicides par les agresseurs.
Une citation de :Heidi Illingworth, ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels>>


Mercredi dernier, l'ombudsman fédérale des victimes d’actes criminels, Heidi Illingworth, a donné son accord total à l’adoption d’une loi criminalisant les comportements coercitifs et contrôlants.

Ce serait un pas vers la justice, écrit l’ombudsman fédérale, qui signale avoir reçu des témoignages directs de survivantes disant que les comportements coercitifs et contrôlants sont plus fréquents que la violence physique.

Ces comportements sont rarement des incidents isolés, écrit encore Mme Illingworth, et conduisent souvent à des formes plus violentes d’abus comme des violences physiques et sexuelles.

Or, la justice pénale n’intervient que lors d’incidents uniques ou isolés généralement violents, déplore-t-elle.

Problème endémique
L'an dernier au Canada, 160 femmes sont mortes des suites d'un acte violent.

Au Québec, depuis le début de l'année 2021, dix femmes ont été assassinées par des hommes. Chaque année, les services policiers de la province enregistrent 20 000 infractions liées à la violence conjugale. Dans près de 80 % des cas, la victime est une femme.

Pour lutter contre la violence conjugale et les féminicides, le gouvernement de François Legault a injecté près de 223 millions de dollars sur cinq ans.

Au bout d’une laisse invisible
On parle d’un pouvoir insidieux, sans coups ni bleus. D’un continuum de violence, d’exploitation et de manipulation exercé parfois sans bruit, avec minutie. De jalousie. D’humiliation.

Dans ce maelstrom d’oppression, la victime est neutralisée et peut seulement prendre des décisions dans le cadre d’une structure contrôlée par l’agresseur, écrivent Carmen Gill et Mary Aspinall, respectivement professeure en sociologie et doctorante à l’Université du Nouveau-Brunswick.

<<La victime se trouve pour ainsi dire au bout d’une laisse invisible.
Une citation de :Extrait du rapport de recherche de Carmen Gill et Mary Aspinall, Université du Nouveau-Brunswick>>


À la demande de l’ombudsman fédérale, ces chercheuses ont réalisé un rapport pour comprendre le contrôle coercitif entre partenaires intimes et étudier comment on pourrait l’inscrire au système de justice pénale au Canada.

Leurs conclusions sont implacables : il faut en faire un acte criminel.

Notre Code criminel reconnaît comme un crime [ce qui est] un acte : "Je l’ai menacée, frappée, étranglée", explique Simon Lapierre, professeur à l’École de service social de l’Université Laval.

Mais la violence conjugale ne se résume jamais à un seul acte. C’est une dynamique de contrôle.

Pour Simon Lapierre, criminaliser cette dynamique nocive permettrait aux policiers, puis au législateur, de tenir compte davantage du contexte dans lequel cette dynamique s'exerce.

<<La violence conjugale [...] ne résulte pas d'une perte de contrôle, mais constitue, au contraire, un moyen choisi pour dominer l'autre personne et affirmer son pouvoir sur elle. Elle peut être vécue dans une relation maritale, extramaritale ou amoureuse, à tous les âges de la vie.
Une citation de :Comité d’examen des décès liés à la violence conjugale, Bureau du coroner du Québec, décembre 2020>>


Les stratégies de privation de liberté se déclinent à l’infini.

Certains partenaires s’adonnent à la microgestion du quotidien en instaurant une montagne de règles fastidieuses, implicites et explicites, qui sapent l’énergie et accaparent la famille entière.

D’autres traquent, surveillent et menacent : Quand je t’appelle, tu dois répondre avant que ça ait sonné trois coups, sinon… ça va aller mal.

Une femme qui vit une telle situation vit dans la peur, décrit Simon Lapierre en substance. Rate-t-elle un appel que c’est la panique. Elle va se mettre à trembler, à pleurer, même si elle n’est qu’au restaurant avec des amis. Prise isolément, la scène paraît absurde, et la règle, anodine. Toutefois, c’est l’accumulation de ces stratégies qui affermit l’emprise de son conjoint sur elle.

Ça peut aller très, très loin.

Les chercheuses de l'Université du Nouveau-Brunswick citent ces tactiques :

surveiller la consommation d’aliments d'une personne;
détruire son cellulaire et autre effet personnel;
lui refuser l’accès au chauffage et à l’eau;
l’empêcher de se présenter au travail ou à l’école.
L’Observatoire canadien du féminicide cite celles-ci :

appeler la victime à répétition;
lui interdire d’avoir des amis masculins;
lui interdire de discuter avec ses amis et sa famille sur les médias sociaux.
Dans un reportage de CBC, le sergent Mike Darling, de la police de Victoria, a confié avoir vu quantité de situations où un GPS avait été utilisé pour surveiller les allées et venues d’une victime. Dans d’autres cas, la victime avait été isolée de sa famille et de ses amis.

Le sergent Darling affirme que les cas adressés à l’unité régionale sur la violence conjugale sont de plus en plus violents.

Le député Randall Garrison a parlé à nombre de policiers à ce sujet. Ils lui ont dit que leurs outils pour intervenir dans les cas de violence conjugale ne s’appliquaient qu’après de la violence physique. Des groupes de femmes m’ont dit que si le contrôle coercitif était clairement criminalisé, elles pourraient obtenir plus tôt des mesures de protection de la part des tribunaux, ajoute le néo-démocrate.

Prouver ça en cour
Beaucoup de gens sont incrédules lorsque Simon Lapierre cite la possibilité de criminaliser cette sorte de terrorisme de l'intime, qui relève de la vie privée. Ils me disent : ''Ce n’est pas réaliste.'' Mais désormais, ce l’est, puisque ça se fait ailleurs.

En 2015, l’Angleterre et le pays de Galles ont été les premiers, dans le monde, à faire du contrôle coercitif une infraction criminelle, suivis de l’Écosse et de l’Irlande.

Cette infraction principalement commise par les hommes à l’encontre des femmes, mais pas exclusivement est passible d’une peine allant jusqu’à cinq ans de prison.

<<Le contrôle coercitif doit se produire "de manière répétée ou continuelle"; ce type de comportement doit avoir "de graves répercussions" sur la victime, et le comportement du contrevenant doit se produire de telle sorte que ce dernier sait, ou "devrait savoir", que cela provoquera de graves répercussions sur la victime.
Une citation de :Home Office, Royaume-Uni, Review of the Controlling or Coercive Behaviour Offence>>


En Angleterre et au pays de Galles, fin 2018, la justice avait condamné plus de 300 personnes à une peine d’emprisonnement pour contrôle coercitif.

En date de mars 2019, plus de 17 000 infractions liées à ce crime avaient été enregistrées.

Reste la tâche colossale de prouver en cour que ce contrôle coercitif a causé une panique, une détresse et des préjudices tels, chez la victime, que celle-ci a vu ses activités quotidiennes compromises.

Une femme en région rurale devra prouver qu’elle ne peut jamais utiliser la voiture parce que son mari garde les clés ou qu’il l’a toujours empêchée d'obtenir son permis, décrit Simon Lapierre. Une autre devra prouver qu’elle n’a jamais une cenne parce que tout l’argent va dans le compte du conjoint.

<<Même avec la meilleure des lois, il restera toujours des situations de violence conjugale qui vont tomber dans les craques parce qu’on ne réussira pas à en faire la preuve au niveau criminel.
Une citation de :Simon Lapierre, professeur à l’École de service social de l’Université Laval>>


Je voulais l'éduquer
Quand ils sont amenés à s’expliquer sur les comportements contrôlants qu’ils font subir à leur conjointe, les hommes le font parfois en ces termes : Je voulais l’éduquer. Je voulais lui montrer comment ça marche. J’avais une bonne intention : je voulais qu’elle soit mieux, plus heureuse.

Pour les intervenants du réseau À cœur d’homme, présent partout au Québec, la tâche consiste à faire comprendre à ces hommes que leur intention, au fond, ce n’est pas du tout ça, explique Sabrina Nadeau. Cette ex-procureure de la Couronne dirige cette association d’une vingtaine d’organismes communautaires venant en aide aux hommes aux prises avec des comportements violents en contexte conjugal et familial.

On travaille sur leurs comportements, on les sensibilise, on leur reflète que leur intention est motivée par la peur de perdre leur conjointe et qu'ils ont une relation de dépendance, explique Sabrina Nadeau.

Une partie de la clientèle du réseau d’À cœur d’homme n’y est pas par choix. Certains, dont le parcours a été judiciarisé, doivent se soumettre à une évaluation avant d’être remis en liberté. D’autres y ont été envoyés par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).

Les rencontres se font en groupes ou sur une base individuelle.

Le contrôle coercitif dans les relations de couple, ça existe […] On le voit dans notre pratique et on doit composer avec cette forme de violence-là, dit Sabrina Nadeau.

L’idée d’en faire une infraction au Code criminel constituerait un outil supplémentaire pour les policiers et pour tous ceux qui, comme nous, se trouvent dans la trajectoire de service d’une personne ayant des comportements violents, ajoute-t-elle.

Toutefois, appliqué seul, cet outil ne suffira pas à empêcher un homme de récidiver, prévient Sabrina Nadeau.

Il faut de la formation pour les procureurs, les juges et les policiers, notamment pour leur permettre de recueillir la preuve, renchérit Simon Lapierre, de l’Université Laval.

Le Comité permanent sur la justice de la Chambre des communes va plus loin : Il faut mettre en œuvre des mesures pour lutter contre les obstacles auxquels sont confrontées les victimes, en particulier les femmes autochtones, racisées ou vivant dans la pauvreté.

Pour Randall Garrison, le fait qu’on aborde la question et qu’on ouvre la discussion est en soi un progrès. Des gens me disent : "Merci! C’est exactement ce qui m’est arrivé et je ne pensais pas que je pouvais y faire quoi que ce soit."

 

 

Source : Radio-Canada │ Anne Marie Lecomte




Dernière mise-à-jour de l'article : Samedi 08 mai 2021 à 11:14:01

Écrit par : Martin Ayotte



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